Jour 19
Aujourd'hui, aucune de mes supérieures n'est venue au travail. On m’a dit que la Responsable Relations Publiques et Presse était en congé. En ce qui concerne la Chef d'équipe et la Directrice, je ne sais pas pourquoi, mais elles n'étaient pas là non plus. Enfin, je m'en fiche un peu, car je suis bien content d'être enfin tranquille, et de pouvoir travailler sans pression hiérarchique. C'est la première fois aussi qu'on ne fait pas cette mini-réunion matinale. Je ne vous en ai jamais parlé jusqu'à aujourd'hui, mais chaque matin, à 9 heures 30 précises, tout le monde se lève de sa chaise, et chacun son tour, dit ce qu'il va faire de sa journée. A mes débuts dans cette entreprise, je m’exprimais en anglais, et on me traduisait, mais depuis bientôt trois semaines, je m'exprime en japonais sans l'aide de personne. En même temps, ce n’est pas très compliqué, je dis toujours la même chose vu que je fais quasiment toujours la même chose! Au début, je trouvais cela déstabilisant car j'avais peur de faire de grosses fautes, mais maintenant cela m’amuse plus qu’autre chose. J’ai l’impression de réciter quotidiennement devant la classe un poème que j’aurais appris par cœur.
Au fait, ces jours-ci, je suis enrhumé, et mon nez n'arrête pas de couler. Vous êtes certainement en train de vous dire que cela n'a rien d'intéressant, et que mes lecteurs s'en fichent un peu. Vous avez probablement raison. Cependant, je vous dis cela pour en venir à un us japonais. Au Japon, il est en effet très impoli de se moucher en public. Les Japonais préfèrent renifler pendant des heures, en faisant un bruit du diable, plutôt que de se moucher. Puisque personnellement je ne peux pas garder le nez plein pendant des heures, et que je déteste renifler, je me lève toutes les 20 minutes en moyenne pour aller me moucher en paix en dehors du bureau. Mes collègues doivent se demander où est-ce que je vais toutes les 20 minutes. Ils s’imaginent peut-être que j’ai des problèmes urinaires, et que je dois me soulager trois fois par heure… Enfin, ils peuvent bien penser cela, je m’en moque royalement. Et si un d’eux ose me demander où je vais, je n’hésiterai pas à lui répondre que je vais faire la grosse commission. Je suis certain qu’il sera davantage mal à l’aise que moi, et qu’il regrettera aussitôt d’avoir posé la question.
Pendant cette journée, j’ai également beaucoup réfléchi. Je ne pense pas regretter mon départ de cette entreprise. Je ne m’y sens pas à ma place, et ce depuis le début. D’ailleurs, je n’ai pas vraiment l’impression de faire partie de la société, ni même de ma division International sales. Par exemple, je dois être le seul à ne pas avoir de cartes de visite à mon nom. Quand on sait l’importance de ces « Meishi » au Japon, on peut trouver cela étrange qu’un salarié d’une entreprise japonaise n’en ait même pas. Comment suis-je censé me présenter si je rencontre des clients potentiels ? D’ailleurs, en parlant de présentation, la Directrice m’a demandé, il y a plusieurs semaines de cela, de ne pas me présenter en tant que « François-Henri DUPONT-TANAKA », mais seulement « François TANAKA ». Je veux bien croire que mon nom est un peu long, et éventuellement difficile à retenir, mais ce n’est pas non plus insurmontable. Personnellement, lors de mon arrivée dans l’entreprise, on m’a transmis un organigramme avec une bonne trentaine de noms japonais à apprendre. Je tiens à préciser qu’eux n’avaient que le mien à retenir ! En raccourcissant mon nom, j’ai vraiment l’impression qu’on me retire une partie de mon identité. Je l’ai bien remarqué, de toute manière, que depuis le début, ils veulent me faire rentrer dans un moule. Ils veulent que je devienne ce genre de robot qui peut travailler 55 heures par semaine sans ressentir la fatigue, passer des heures devant l’écran d’un ordinateur sans s’abîmer les yeux ou bien exécuter les ordres sans jamais se plaindre. En fin de compte, ils veulent que je devienne quelqu’un que je ne suis pas.